dimanche 4 septembre 2011

Bras de fer entre juges et préfectures sur la garde à vue des sans-papiers

ANALYSEPour la justice, l’Etat, tout à sa volonté d’expulser, est en contradiction avec le droit européen.


Est-ce une conséquence de la volonté affichée par Claude Guéant, le ministre de l’Intérieur, d’expulser un nombre record de 30 000 étrangers en situation irrégulière en 2011 ? Toujours est-il qu’une bataille oppose le ministère de l’Intérieur par le truchement de son bras armé, les préfectures, et les juges des libertés et de la détention (JLD). L’administration tente d’expulser à tout prix les sans-papiers, parfois en infraction avec la loi, et se fait taper sur les doigts par les juges.
La question du placement en garde à vue (GAV) des sans-papiers sous le coup d’une mesure d’expulsion, au seul motif qu’ils se sont maintenus clandestinement sur le territoire français, fait ainsi l’objet d’une série de jugements en première instance et en appel. A l’origine de ces procès en chaîne, une décision de la Cour de justice de l’Union européenne du 28 avril 2011. Pour elle, le seul fait d’être en situation irrégulière ne justifie pas une privation de liberté. Le 3 mai, le ministère de l’Intérieur rétorque que cette décision ne concerne pas la France. Depuis, le bras de fer entre la justice et la place Beauvau est engagé. La Cour de cassation devrait se prononcer en octobre, ce qui clora le débat.
«Décisions claires». Dernière illustration de cette bataille : le 5 août, la préfecture de la Gironde a refusé de laisser sortir d’un centre de rétention un ressortissant indien en situation irrégulière dont un juge avait pourtant ordonné la remise en liberté. Dans chaque camp, on compte les points.«Aujourd’hui, la quasi-unanimité des cours d’appel se sont prononcées dans le sens de l’impossibilité des GAV pour les étrangers en séjour irrégulier»,affirme l’avocat Bruno Vinay, du barreau de la Seine-Saint-Denis.
Dans le camp du ministère de l’Intérieur, on brandit des jugements en sens contraire. «Le débat juridique est vif et n’est pas tranché», commente Bruno Vinay. Mais, poursuit-il, «peu importe qu’il n’y ait pas encore à ce jour de décision de la Cour de cassation. Les décisions des cours d’appel sont très claires et ont l’autorité de la chose jugée».
Autre polémique, la saisine du JLD. Ce magistrat est censé vérifier la régularité de l’interpellation et du placement en rétention. La nouvelle loi sur l’immigration promulguée le 16 juin prévoit : «Quand un délai de cinq jours [contre 24 heures aujourd’hui, ndlr] s’est écoulé depuis la décision de placement en rétention, le juge des libertés et de la détention est saisi.» Cette formulation prête à confusion. Cela signifie-t-il que le JLD ne peut être saisi avant ces cinq jours ? C’est l’interprétation qu’en fait la préfecture de la Gironde.
Illustration : le 9 août, deux Soudanais sont placés en garde à vue. Aussitôt, leur avocat saisit le JLD. Le 10 août, celui-ci convoque toutes les parties pour une audience fixée au 11 août à 14 heures. Mais, au petit matin, les deux hommes sont reconduits à la frontière. La préfecture affirme avoir respecté la loi à la lettre. Pour le défenseur des Soudanais, au contraire, elle «a volontairement contourné le recours au juge».
«chose rare». Les articles R 552-17 et R 552-18 du code d’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) autorisent, en effet, le JLD à«mettre fin à tout moment à la mesure de rétention lorsque les circonstances de fait ou de droit le justifient». Et ces articles n’ont pas été abrogés. Dans le cas des Soudanais, «l’avocat a estimé que le fait qu’ils aient été placés en GAV illégalement justifiait une saisine exceptionnelle», souligne Bruno Vinay. Et, «chose rare, poursuit l’avocat, le juge a accepté leur requête et les a immédiatement convoqués, alors que dans la plupart des cas, lorsqu’on saisit le JLD hors audiences normales, on reçoit une décision négative : en effet, l’audience est facultative et le juge peut "trier" les affaires sans convocation».
«Panique». Autre exemple : le 26 août, la cour d’appel de Rennes est saisie du cas d’un Tchétchène placé en rétention avec sa femme et ses enfants âgés de 15 et 5 ans. Le délai de cinq jours ne s’est pas écoulé, mais la justice accepte d’examiner le cas de cette famille en raison d’«une circonstance nouvelle de fait intervenue depuis le placement en rétention» : les «perturbations psychologiques importantes» que manifestent les deux enfants, «en particulier le plus jeune, qui a montré des signes de nervosité, refusé d’utiliser les toilettes, eu une réaction de panique à la vue d’uniformes en interrogeant sur une éventuelle situation de guerre». Ces Tchétchènes ont eu de la chance : ils ont été remis en liberté.
Entre la justice et l’administration, une course de vitesse s’est donc engagée : les préfectures tentent par tous les moyens d’expulser l’étranger avant que le JLD ait été saisi. Mardi, une ressortissante géorgienne est interpellée avec son mari et placée en rétention. L’homme est relâché, et les enfants confiés à l’Aide sociale à l’enfance (ASE). La préfecture du Loir-et-Cher fixe l’expulsion de la femme au vendredi 2 septembre, le vol devant décoller à 11 heures. Pas le temps de saisir le JLD. «J’appelle la préfecture, le chef de bureau me répond : "C’est une décision personnelle du préfet, je ne peux rien faire"», confie son défenseur, Me Vinay.
Heureusement, la présidente du tribunal administratif, dont le rôle est d’examiner la mesure d’expulsion, accepte de prendre l’affaire en urgence. «A 10 h 30, elle rend sa décision : la femme est remise en liberté au motif, je pense, qu’on ne sépare pas les familles et que le préfet ne peut l’éloigner seule, poursuit Bruno Vinay. Je faxe cette décision à la police aux frontières alors que l’embarquement est en cours.» La femme est libérée. La France se targue d’être un Etat de droit. En l’occurrence, on peut parler de loterie.